J'ai réussi... Je n'en reviens pas, ça m'a réveillé cette nuit de constater que j'ai réussi et que ça y est, c'est fait... Mes filles savent jouer de la musique grâce à Dieu, merci mon Dieu ! Je suis très très fière de ça, c'est une grande victoire pour moi.
Depuis que mes filles sont petites, j'ai toujours, depuis leur passage dans mon ventre jusqu'à aujourd'hui, mis de la musique et des instruments à leur disposition. Je me souviens comme un souvenir merveilleux de Rosélina qui dansait toujours dans mon ventre sur les vibrations de la musique Gnawa. Qu'est ce qu'elle aimait entendre ça ! Dès que les notes de musique des gnaouas résonnaient, elle tournoyait dans tous les sens et me faisait rire, moi et son père...
Pour sa naissance, ma plus grande tristesse aura été que l'ordinateur ne puisse pas émettre de musique à la clinique. Je voulais accoucher en musique. Ce qui m'aura était permis pour Rita, qu'elle repose en paix mon ange...
A la Maison, à Casablanca, il va sans dire que la musique ne manquait pas entre le papa directeur de radio et moi inconditionnelle consommatrice boulimique de musique populaire et chanteuse quotidienne de salle de bain.
Je ne sais pas lire la musique. C'est une petite déception, mais pas un manque. C'est comme ça. Ma difficulté était donc d'enseigner à mes enfants les rudiments du solfège en les accompagnant dans l'amour de la musique. Je voulais veiller à ce qu'elles ne soient jamais dégoûtées de la musique, même devant la difficulté de son apprentissage. Parce que je conçois la musique comme l'art suprême de transmettre ses émotions, de s'amuser, de rire, de fêter la vie et je pense que savoir jouer la musique est une très grande chance pour un être humain accompli. Une chance que je tenais vraiment du fond du coeur à transmettre à mes enfants. Un rêve. Ce que je leur souhaitais pour leur avenir. Savoir jouer. C'est merveilleux.
Et voilà que hier, je me suis rendu compte, en pleine nuit, que si ma fille sait jouer du violon, du piano et n'importe quel instrument qu'on lui mettrait entre les mains si elle prend le temps de l'apprendre, ce n'est pas parce qu'elle a un talent inné. Ce qui n'est pas réducteur pour elle. C'est parce que depuis mon ventre, je me suis battue, avec elle. Nous avons travaillé ensemble à trouver son instrument, à se battre pour ne pas lâcher son rêve d'y arriver, de savoir en jouer et nous y sommes arrivé.
Evidemment qu'à la base de son apprentissage, il y a ma conception du monde, je suis sa mère. Evidemment qu'à la base de son amour pour la musique, il y a le mien. Mais tout comme à la base de sa vie, il y a la mienne. J'avais vraiment envie que mes filles aiment la musique, autant que moi, comme j'ai envie qu'elles aiment la vie, autant que moi. Pas pour en faire un métier, ou pour y exceller ou pour concourir, mais pour vivre bien ! Pour fêter bien ! Pour rire bien ! Je voulais qu'elles soient capables de passer d'un instrument à un autre, sans se sentir traîtresse, qu'elles puissent arrêter un instrument qu'elles maitrisent si elles en ont envie, sans se sentir coupable et partent en explorer un autre parce que c'est leur état d'esprit.
Lulu chante. Elle chante depuis toujours, avec moi. Autant Rosélina joue et apprend des instruments avec une aisance déconcertante à mes yeux de profane, autant Lulu retient toutes les chansons avec une facilité impressionnante. C'est un bonheur sans nom pour moi de pouvoir entendre mes enfants chanter et jouer dans la journée selon leur envie. J'aime jusqu'à ma mort tous mes matins qui ont été enchanté par la voix d'ange de mon bébé qui venait caresser mon oreille pour m'amener dans la vie auprès d'elle. Je veux que ma mémoire n'oublie jamais tous ces matins là qui ont rendu ma vie idyllique et m'ont comblé d'amour du matin au soir.
Je veux garder ce cadeau de la vie d'avoir la grâce d'entendre mon enfant jouer du violon ou du piano et prendre du plaisir à rechercher la mélodie et la retravailler pour qu'elle sonne juste, jusqu'à atteindre ce moment béni et suspendu où la musique est maîtrisée et s'impose dans le salon comme une ôde à la vie, à l'amour, à la beauté...
Je ne pensais même pas que j'y arriverais, en réalité, je n'avais pas pensé à ce que ça ferait d'y arriver, je voulais juste leur offrir ça... Mais vivre ce résultat là... Mon Dieu, ce bonheur.
C'était tellement dur. C'était horrible. Tous mes samedis matins, pourris. Me faire rabaisser, humilier, passer pour une personne que je ne suis pas, voir mes enfants rabaissées, humiliées et leur présenter l'horreur comme un passage au Cirque Pinder, leur cacher la tristesse de la dégueulasserie qui règne dans le monde de la musique si compétitive et soudain... En pleine nuit... Se réveiller et constater : ça y est. C'est fait. Elles jouent.
Et même si plus tard, en grandissant, elles décident de ne jamais jouer, de ne pas se servir de leur apprentissage, de tout oublier et de passer à autre chose, ça aura existé. Ce sera pour toujours le cadeau que je leur ai fait et qui sera en elle : l'harmonie.