Il est un peu moins de 11h. J'ouvre les yeux sur cette journée. Est ce que je sais qu'elle est extra-ordinaire ? Peut être... Homme est là , déjà debout, comme toujours. Je me suis réveillée plus tôt que d'habitude. Dimanche en France. Je veux que ma grande fille de 2 ans et demie aille visiter mon église préférée. Je demande à Homme de l'accompagner, à son grand étonnement. Tu es sure ? Tu vas rester toute seule ? Oui, je veux qu'elle voit mon église, brûlez un cierge pour moi et dites bonjour à Thérèse. Comme ça vous pourrez passer par le marché et voir la brocante (comme quand on était juste un couple, un dimanche en France).
Ils s'en vont.
Je prend ma douche, je pleure en caressant mon ventre et je dis à mon bébé que c'était dur et que je l'aime.
Je suis tellement heureuse d'être seule.
Mon bébé et moi, encore un peu. Je savoure vraiment ce moment de symbiose. Est ce que je sais que ce moment est extra-ordinaire ? Oui, je crois. Nous nous disons à bientôt, nous nous préparons à la séparation et aux retrouvailles, aussi. Je câline mon enfant, je le cajole, moi qui n'ai pas osé le toucher de trop pendant cette grossesse précieuse, de peur de le faire venir trop vite. Il répond à mes appels, comme à chaque angoisse que j'ai eu pour lui. Ce bébé courage. Mon guerrier massaï.
Une contraction. Deux contractions. On y est. J'appelle ma sage-femme. J'ai toujours mis un point d'honneur à ne pas lui téléphoner pour rien, à ne pas l'appeler hors rendez-vous. Ce coup de fil unique, certaine... C'est maintenant. Je le sais.
-Bonjour. J'ai des contractions, il faut que tu viennes voir.
-Je suis à une heure de route sur un autre accouchement, il faut tenir jusqu'Ã 16h, n'enclenches rien, allonges toi et ne commences pas le travail.
Dans sa voix, elle a confiance en moi, en ma capacité d'attendre. Parce que nous attendons ensemble depuis 7 mois. J'ai confiance en moi, je me couche, je vais attendre et mon bébé saura attendre, tranquillement, lové en moi.
Homme rentre avec mon amour. Ils sont beaux ensemble. C'était tellement dur tout ça. Qu'est ce qu'on a fait. Il faudra tout remettre en place. J'ai confiance en nous.
Je ne peux pas manger, j'ai des aigreurs. Je grignote. On vérifie que nous avons tout le matériel. La bâche pour couvrir le lit, la boîte en carton avec toute la liste de médicaments que ma sage-femme m'a demandé. Les vêtements du bébé, blanc, avec son prénom brodé dessus "bébé". Nous ne savons pas quel est le sexe, nous attendons cette rencontre, entière...
16h30 je perds patience ! Où est ma soeur ? Comment je vais faire avec ma petite ? Je vais l'étrangler ! "Et puis qu'est ce qu'elle fout cette sage-femme ! Putain !" Et dans ma tête je l'entends qui m'explique "généralement quand la femme dit "putain" c'est qu'on n'est plus très loin"... "La putain de phase" comme elle l'appelle.
-Allô, j'ai dit "putain" tu viens ?
-Je n'ai pas encore finis. Dès que je prend la route je t'envoie un message. A tout de suite.
Je sais qu'elle va venir. Et je vais attendre. Mais cette attente, je la trouve injuste. J'attend déjà depuis si longtemps ! J'ai marché tellement et le but est si proche et l'on me dit encore d'attendre. Je le ferai payer. Je récupérerai cela.
Ma soeur vient chercher ma fille. Nous leur avons réservé une chambre dans l'hôtel que Homme préfère. Elles seront bien là bas et nous serons bien ici.
Elles partent.
Homme et moi attendons, tranquilles en comptant les espaces des contractions. Il les note et ça a l'air de bien l'éclater de constater la régularité des contractions. Elles se fixent rendez-vous toutes les 6 minutes et ne se posent pas de lapin, sauf si je me lève ou si je m'agite.
Ma sage-femme arrive. Elle m'ausculte, pour la première fois depuis que nous nous connaissons. Je suis ouverte à 3 ou 4 doigts. Il fait beau dehors, le soleil est doux, allons marcher et lancer le travail.
Nous voilÃ
partie dans les ruelles du quartier. Une femme enceinte en dos nu avec une robe tigresse -la même que pour ma première fille- un homme qui prend des photos avec son portable et une femme qui papillonne autour en papotant. Drôle de convoi. Les maisons du quartier nous passionnent, elles sont toutes différentes et semblent cossues dans cet ancien quartier ouvrier.
Ce quartier inscrit dans mon histoire plus que jamais. Ce quartier qui m'a permis de payer mes études, qui m'a offert mon premier vrai travail...
Je ne veux pas accoucher tout de suite. Je le sais. Le travail ne se fait pas. Et au fond j'en suis très satisfaite. Pour une fois depuis 9 mois, c'est moi et mon bébé qui imposons notre loi. C'est nous qui faisons attendre. C'est notre moment de liberté. J'ai le droit de marcher, j'ai le droit de toucher mon bébé, de lui dire de sortir, mais je me réserve ce droit là , je me garde le droit d'enclencher le travail quand je serais prête.
Et puis il fait beau, mes accompagnants sont d'excellentes compagnies. On rie beaucoup. Il m'a manqué lui. Tellement.
Je ne l'ai pas vu depuis bien avant de tomber enceinte. Je l'avait perdu et là , dans mon quartier, derrière son téléphone portable, je le retrouve tout à moi. Qu'est ce que je l'aime. Le sait-il... Oui. Maintenant oui.
Nous rentrons à la maison.
Ouverture du col : -Mais tu te fiches de moi toi ! Tu es à 4 ! Au pire à 4 et demie !!! Tu es rayonnante et tu ris en plus ! Tu ne vas pas accoucher maintenant, c'est moi qui te le dit... Bon, allé, viens, on descend au soleil encore 20 minutes et on va voir ça.
Nous voilà repartie.
Et on papote et je profite et je revis et je me rassure. Je me gorge de ce moment.
Les contractions toujours régulières, ne me dérangent pas. Elles font leur travail, mais sans mon consentement, je sais, je sens que rien ne se passera et je suis fière de ce contrôle intime, je triomphe dans ce moment de non-travail. C'est notre moment de maîtrise à nous, mon bébé et moi, qui n'en avons eu que si peu pendant 9 mois. Je suis la maîtresse à bord. Personne ne me commande. Je suis pleinement reine de moi, triomphante, je jubile sans le montrer jamais.
Il est l'heure de rentrer. Le travail se fera plus tard. Personne n'est anxieux, personne n'a peur. Nous nous connaissons. Chacun est dans son rôle, à sa place et personne n'empiète sur le terrain de l'autre. Homme me fait des pâtes pour que j'ingère des sucres lents comme un sportif.
Je mange, mais sans appétit.
Problème : ma soeur vient d'envoyer un message, elle est au restaurant avec ma fille. Je bloque tout. Je veux savoir ma petite en sécurité dans la chambre d'hôtel, tant qu'elle est dehors, je n'irais plus bien. Je suis très contrariée et je demande constamment à Homme de vérifier où elles en sont.
Je veux maintenant accoucher, mais je ne peux pas parce que ma petite n'est pas en sécurité et je peste contre ma soeur dans ma tête et j'ai envie de lui arracher la tête, encore...
Les contractions s'accélèrent. Elles ne me font pas peur, elles ne me font pas si mal. Elles sont tellement rapides que je n'ai pas le temps de rentrer dans le joli voyage que j'ai pu lire dans le livre d'Isabelle Brabant. Pas de train, pas de vagues. Quand j'essaie de me figurer le train, je me vois à bord d'une locomotive, la tête de ma fille dépassant avec la mienne dans un éclat de rire majestueux. Je l'aime. Je veux qu'elle soit au chaud. Je veux qu'elle rentre.
Une contraction ! Je me jette sur le bout du lit à baldaquin de ma soeur et je tiens les barres de fer forgé. Homme passe derrière moi et me masse le dos. A chaque contractions, je saute sur la télécommande et "mute" ! La contraction passée, je retourne au lit et demande où est ma fille. Tant qu'elle n'est pas là , je fixe mon esprit sur Capital.
"Elles viennent d'arriver dans la chambre d'hôtel, ça y est."
Et dans ma tête "crac" ça y est, feu vert, je veux accoucher, je veux mon bébé, je vais le
rencontrer, c'est maintenant, on y va !
Contractions ! Je me jette au bout du lit en éteignant le son une dernière fois. Je me couche, 5 minutes.
Contractions ! Homme se met derrière et masse mon dos où il sait que ça me soulage. Je me recouche alors il téléphone à la sage-femme, "c'est le moment, il faut venir, ça fait 5 minutes et elle dit que ça pousse..."
Contractions ! Il lâche le téléphone et viens me masser, elle a dit qu'elle arrive, elle en a pour 10 minutes.
Je ne veux pas qu'elle soit là , j'ai 10 minutes pour accueillir mon bébé, maintenant je sais qu'elle arrive !
Contractions ! Et je me jette à l'avant du lit et non plus à l'arrière, bien à l'intérieur du lit, dans le coin où mon corps lourd a fait un trou, comme un nid. Je tiens la barre, à genoux, les jambes écartées. Quelques gouttes ruissellent sur le lit. Homme attrape en urgence les alèses qui étaient sur la table et les installe sur le lit, mais je ne suis déjà plus là .
Contraction ! Je m'ouvre, je sens qu'il vient ! Vite, ça pousse ! ça pousse !!!! Blop ! Une tête ! Il est là ! Il est là ! Mais c'est quoi ? à mon Dieu ! Il est dans sa poche des eaux ! Il faut l'attraper, mais je ne peux pas, il glisse ! Sa tête est là , je la sens, je la touche entre mes jambes, dans sa poche si chaude et tellement humain ! Il est là !
Contractions ! Attrapes le ! Attrapes le ! Mais ce n'est pas possible, il sort trop vite et splach ! Il viens sur le lit et sa poche se rompt au contact de ma main. Il crie !!! Il est là ! Mon bébé !!! Je l'attrape comme une affamée à qui on aurait jeté un bout de pain, comme une lionne à qui on vient de jeter de la viande. Je l'attrape et le couvre de sa serviette avant de le coller contre moi, sur ma poitrine et de me recouvrir moi même de la couette. Je fais tout ça comme un robot, sans réfléchir, tellement animal, tellement moi !
Il crie, mon Dieu qu'il crie ! Et ce cri, c'est toute ma victoire, c'est toute sa victoire. On y est, on a traversé tout ça et on y est. Je lui ai donné la vie à la maison, avec son papa et moi, juste nous. Mon Dieu. Je l'ai fait.
Homme surveille le couloir car tout n'est pas joué, il faut expulser tout le reste sinon c'est hôpital assuré et ça gâcherait la fête...
On attend la sage-femme, un peu inquiets, comme des adultes responsables, mais aussi un peu comme des gosses qui ont fait une connerie... On vient de donner la vie à notre enfant et il est là , relié à moi, nous l'avons fait, nous deux, c'est tellement incroyable ! Il ne faut pas que quelque chose dérape. Il faut que la sage-femme arrive.
Et au bout du couloir noir et immense, j'entend un long et magnifique éclat de rire. Ce rire qui m'a tenu la main pendant tous ces longs mois en venant prendre un café avec moi une fois par semaine. Ce rire qui m'a permis de faire sortir l'indicible. Ce rire qui m'a porté pour que je porte, qui m'a normalisé, materné, responsabilisé.
Et enfin je pense "ça y est, c'est fini."
-Alors ! Vous ne m'avez pas attendu ! Je te l'avais dit que ça irait vite ! Fais moi voir cette merveille ! Bienvenue toi. Alors, c'est un garçon ou c'est une fille ? nous lance t-elle pendant qu'elle s'affaire à remettre de l'ordre dans le lit et à vérifier que tout va bien.
On n'a même pas regardé... On a regardé sa tête, je l'ai serré contre moi, mais on n'a même pas pensé à regarder.
-Touches en dessous de la couverture, tu verras bien...
-Je crois que c'est un garçon parce que c'est gonflé mais je ne suis pas sure...
-Soulèves un peu la couverture et il va regarder.
-Je crois que c'est un garçon parce que c'est gonflé mais je ne suis pas sur...
-Bon... Fais moi voir. C'est une fille !
Le plus beau de l'impensable. J'ai deux filles. Je n'aurais pas osé le rêver. C'est ma fille !
Mon guerrier si courageux est une fille !
Pendant que ma fille se repose sur moi, que la sage-femme s'occupe de me tricoter 3 points de suture, mon
regard tombe sur la télé toujours muette et je me rend compte de ce que je regardais : "Mais ce n'est plus Guy Lagache qui présente Capital ?!?!"
Eclats de rire général.
Est ce que je savais que c'était une journée extra-ordinaire ? Je crois que non. C'était un cadeau du matin jusqu'au soir.